Roman la galette de goumeau

Texte de Désiré Boulet




Chapitre Sixième - Le contrebandier

 

Une année est passée et la vie de la famille Jacquet a suivi son cours au rythme des saisons et des vicissitudes de ce milieu de siècle. En cette année 1852, Victor Hugo est en chemin pour l'exil pour avoir traité Napoléon III d'imposteur. Paul a déjà réalisé sa première horloge à l'identique de celle que son maître lui avait prêtée le premier jour de son arrivée. Sa création trône maintenant fièrement dans sa chambre sur la petite cheminée de pierre. Sur l'étagère, à côté du caillou porte-malheur d'Adèle, sont rangés des ouvrages techniques mais aussi des livres profanes tels que le Neveu de Rameau, le Contrat Social ou le Candide de Voltaire. C'est Etienne, le fils de Maître Ribert, qui le guide dans ses lectures et lui explique les passages difficiles lorsqu'il passe le voir. Ce dernier ne vient que deux fois par mois à la Chaux au grand regret de Louise et d'Annette. Toutes deux l'attendent pour des raisons différentes. Louise, qui l'a presque élevé, se considère comme sa mère et Annette, avec qui il fait de longues balades dans le parc, est fascinée par le jeune homme. Grâce aux relations de Monsieur Amouy, le riche boîtier, Etienne a changé d'employeur et travaille maintenant dans une grosse étude de Neuchâtel. Toujours grâce aux mêmes relations, il a trouvé un petit deux pièces en centre ville, loin des quais mal fréquentés que Paul a traversés en compagnie de Maître Ribert. L'esprit vif et l'intelligence d'Etienne lui permettent même d'être apprécié dans les salons de la bourgeoisie locale. Il est fréquemment invité lors de soirées organisées par cette élite à la générosité parfois condescendante. La cloche de dix heures sonne l'heure du repos des travailleurs. Pierre n'en a que faire. Il est avec Nicolas, l'éternel ami et boit en sa compagnie une ultime bière dans un estaminet du haut de la rue des Combes. L'endroit est peu fréquenté en cette heure tardive d'un jour de semaine. Seules deux dames de petite vertu accoudées au comptoir guettent le bourgeois qui ne viendra plus ce soir.

- Mon cheval commence à se faire vieux, tous les matins je m'attends à le retrouver mort dans l'écurie, dit Pierre.

- Tu en achèteras un autre, lui répond Nicolas.

- Je n'aurai pas assez d'argent, il faudra que je fasse un emprunt à la banque.

- Mais ton travail te rapporte bien assez pour l'acheter comptant ?

- Oui, je gagne bien mais l'argent part aussi vite qu'il rentre. Rien que le logement me coûte 400 F par an et le propriétaire ne parle que de l'augmenter. Je n'ai pas d'autre solution.

- Tu n'aurais pas dû quitter ta ferme, dit Nicolas après un instant de silence.

- Plutôt crever que d'engraisser cette mégère de Kuntz. Je trouverai autre chose, dit Pierre sans s'étendre sur le sujet. Bon, il est temps que je rentre. Annette doit commencer à s'inquiéter, dit-il en se levant.

- Moi je reste lui répond Nicolas, j'ai rendez-vous ce soir avec une délicieuse créature. Bérengère, tu prends un verre avec moi ? dit-il à une des deux filles accoudées au comptoir.

- Oui mon chéri, lui répond la plus grande, enfin un grand seigneur.

- Salut Nicolas, lui dit Pierre avec un sourire entendu.

Dehors la nuit est fraîche et il remonte son col pour se protéger du froid. Il croise les derniers clients comme lui qui hâtent le pas pour se mettre au chaud. Les rues sont sombres, seulement éclairées par la lumière des fenêtres encore ouvertes. Tout en marchant, il tourne et retourne le problème de son cheval. Il ira voir celui qu'on appelle le Picard dont il ne connaît pas le vrai nom. L'an dernier il lui a proposé un travail sans en préciser la teneur. Il se doute bien, connaissant la réputation du personnage, que ce qu'il lui demandera sera à la limite de la légalité, transport de marchandises prohibées ou contrebande. L'essentiel est de ne pas se faire prendre, pense-t-il en chemin.

Il arrive enfin au bas de son immeuble dont il pousse la porte doucement. Il monte à tâtons dans l'obscurité totale et doit allumer son briquet pour introduire la clé dans la serrure. Il trouve Annette endormie sur la table de la cuisine avec la lampe allumée. Il la prend délicatement dans ses bras comme quand elle était petite et la porte dans sa chambre. A son retour dans la cuisine, il découvre une broderie inachevée qui est restée sur la table. C'est une serviette blanche avec les lettres AJ entrelacées. Depuis sa rencontre avec Etienne, Annette a repris la broderie de son trousseau qu'elle avait délaissée à la mort de sa mère. Un sourire se dessine sur les lèvres de Pierre à l'idée de l'emmener à l'église. Puis il se couche et s'endort tout habillé. Demain il devra partir plus tôt car c'est le jour de livraison des pains de glace.

- Salut Pierre, t'es en avance aujourd'hui, lui dit le serveur de la brasserie.

- C'est que je n'ai pas que toi à livrer et que la glace n'attend pas par ce beau temps, dit-il en déchargeant les lourds pains de glace.

- Même pas le temps pour un petit coup ? insiste le loufiat.

- Non, ce serait avec plaisir mais j'ai encore un particulier à faire. La prochaine fois, c'est promis. Allez salut, dit-il en remontant sur sa charrette. Ce que Pierre ne dit pas, c'est que le particulier en question habite une maison qu'il connaît bien, celle de son enfance. Il n'y est retourné qu'une fois par hasard lorsque Marie était encore à l'hôpital. On dit que c'est un banquier de Genève qui l'a achetée et qu'il n'y vient que rarement.

Les fenêtres sont pourtant toujours ouvertes et la commande d'aujourd'hui prouve qu'elle est habitée. Les grilles sont grandes ouvertes et il avance sa voiture dans la cour pavée. Les écuries sont comme dans son souvenir mais seul un box est occupé par un cheval noir qui le regarde étonné. Il s'arrête devant le perron mais personne ne se manifeste. Au bout d'un instant, voyant la glace couler de plus belle, il descend et va frapper à la porte vitrée de la cuisine. Le raclement d'une chaise lui indique que quelqu'un l'a entendu, puis :

- Qu'est-ce que vous voulez ? demande une voix de femme avec un fort accent anglais.

- C'est le livreur de glace, Madame.

- Je n'ai pas commandé de glace, vous devez faire erreur.

- Mais c'est Monsieur Morisseau qui a envoyé la commande, j'ai son nom sur mon carnet.

- Morisseau ?

- Oui Madame.

- Je vous ouvre, essayez de ne pas mettre de l'eau partout.

Un premier verrou puis un deuxième claquent derrière la porte. Lorsqu'elle s'ouvre enfin Pierre découvre son interlocutrice. Légèrement plus petite que lui et d'allure élancée, elle le dévisage de ses yeux d'un vert profond et mystérieux. Sa peau blanche et laiteuse est parsemée de taches de rousseur charmantes. Son visage fin et harmonieux est encadré de cheveux roux et frisés. L'ensemble dégage une forte personnalité mêlée de douceur qui impressionne Pierre.

- Je peux voir le bon de commande ?

- Tenez Madame, dit-il en lui tendant le carnet à souches. Elle regarde attentivement le document puis, apparemment rassurée, l'invite à décharger sa livraison. Comme elle le craignait, l'eau ruisselle sur le carrelage de la cuisine puis dans l'escalier de la cave. Une fois arrivée à destination, la glace est enfermée dans la glacière en zinc que Pierre connaît bien. Son interlocutrice le suit et s'étonne de sa connaissance des lieux.

- Vous êtes déjà venu ici ?

- C'était ma maison lorsque j'étais enfant.

- Je comprends mieux. Venez je vous offre à boire, dit-elle en remontant l'escalier. Retournant dans la cuisine, elle ouvre un placard et sort une bouteille de vin avec un verre.

- Asseyez-vous, vous avez bien un instant, dit-elle en s'installant en face de lui.

- C'est pas de refus, la journée a commencé tôt et vous êtes ma dernière cliente.

- Très bien, dit-elle en lui remplissant son verre. Comme ça, vous avez habité ici ? continue-t-elle autant par curiosité que pour engager la conversation.

- Oui, il y a de cela déjà plusieurs années. Mes parents étaient négociants en animaux, mais à cause de la mort de mon père et des mauvaises affaires, nous avons été obligés de tout vendre. C'est étrange la vie, je suis né ici dans le luxe et me voilà maintenant livreur d'eau à mon compte.

- Vous ne buvez pas ? dit-il en prenant son verre.

- Non, pas en dehors des repas. Je préfère le thé.

- Vous êtes Anglaise ?

- Vous dites ça à cause de mon accent ? Non, je suis Irlandaise, de Belfast. Je n'ai rien de commun avec les Anglais, dit-elle dans un élan de fierté. Sentant le sujet délicat, Pierre revient sur la maison.

- C'est vous qui avez acheté cette maison ?

- Non, c'est mon ami de Genève, Monsieur Morisseau. Il ne m'a pas prévenue comme à son habitude mais il va sûrement organiser une fête ici. La glace est pour le Champagne, dit-elle avec rancœur.

- Vous vivez seule ici ?

- Presque, j'ai une femme qui vient faire le ménage une fois par semaine et Morisseau qui vient quand il a envie ; puis, après un instant d'hésitation, je suis ce qu'on appelle une femme entretenue, dit-elle comme un aveu blasé. Ca vous choque ?

- Vous savez, la vie nous réserve bien des surprises, honnête homme aujourd'hui, contrebandier demain… Ce n'est sûrement pas moi qui vais vous jeter la pierre. Elle lui sourit et ressent quelque chose qui lui plaît derrière cette brute mal rasée à la défroque de tâcheron.

- Merci de ne pas me juger.

Pierre finit son verre et se lève.

- Merci pour le vin et pour votre accueil. J'ai été content de revoir cette maison et de faire votre connaissance.

- Moi aussi, vous pouvez revenir si vous le souhaitez, vous me parlerez de cet endroit.

- Lorsque je reviendrai je serai plus présentable, je ne suis pas beau à voir avec ma barbe de deux jours et mes vêtements élimés.

- Les apparences sont pour les simples d'esprit, il y a longtemps que je n'y crois plus. Revenez mardi midi si vous voulez, je vous ferai un déjeuner irlandais.

- Va pour mardi, dit Pierre, heureux de goûter à nouveau au jeu de la séduction après si longtemps. Elle le regarde partir et lui fait un signe de la main lorsqu'il se retourne vers elle avant de s'engager dans la rue. Cette rencontre inattendue soulève la poitrine de Pierre d'un sentiment depuis longtemps oublié. La détresse de cette femme lui donnerait presque envie de se battre à nouveau, de l'arracher à cette vie sans issue. Il vit déjà dans l'attente de la revoir.

Paul est devenu très habile à polir et à tailler les roues. Il a appris la géométrie à l'aide d'un vieux manuel que lui a donné le maître. C'était celui d'un de ses amis maintenant disparu avec qui il avait fait son apprentissage à Londres. Il sait calculer les angles de fente tout seul à la grande satisfaction de Maître Ribert. Jules assiste à ces progrès avec jalousie, lui qui n'a jamais compris comment utiliser un rapporteur d'angle. Lorsque le maître s'absente, il essaie de rabaisser Paul par tous les moyens, mais heureusement Louise veille. Aujourd'hui Maître Ribert est allé signer un contrat chez un négociant. Jules et Paul sont tous les deux dans l'atelier de montage.

- Eh l'apprenti ! dit Jules à l'adresse de Paul.

- Oui, M'sieur Jules.

- Tu vas aller m'chercher une bouteille en face.

- Mais j'ai pas fini le travail urgent que Monsieur Ribert m'a donné.

- T'avais qu'à être plus rapide, maintenant j'ai soif et tu vas aller m'chercher à boire. C'est moi le premier ouvrier, et je commande quand le patron n'est pas là, c'est clair ? Laissant son travail à regret, Paul passe par la cuisine pour prendre sa veste.

- Où tu vas ? lui demande Louise.

- Je vais chercher à boire pour Jules.

- Tu n'iras nulle part, Jules boit bien assez comme ça. Tiens prends cette carafe d'eau et tu lui diras que c'est moi qui te l'ai donnée. S'il n'est pas content, qu'il vienne me voir. Paul revient à l'atelier et porte l'eau à Jules dont la colère fait rougir les tempes.

- Bougre de crétin, c'est du vin que je veux, pas d'la flotte. Tu vas me jeter ça et aller me chercher du pinard ! Paul recule devant la fureur qui le métamorphose en animal.

- Il n'ira nulle part, dit une voix venant de l'escalier. Jules se tourne vers Louise avec un méchant regard.

- C'est encore un de tes trucs pour m'emmerder ! J'en ai marre de toi et de tes manigances. Tu vas m'le payer. Saisissant une manivelle d'étau, il s'avance vers elle, menaçant.

- Avance encore d'un pas et je t'assomme, dit-elle en exhibant une énorme poêle à marrons en fonte avec un long manche. Voyant la partie perdue d'avance, Jules s'arrête et jette son arme improvisée sur le plancher.

- T'auras pas toujours le dernier mot. Un jour, c'est moi qui commanderai ici. Puis, prenant sa casquette :

- Puisque c'est comme ça, j'irai le boire directement mon coup. Ribert, il aura qu'à attendre son boulot et ce sera de ta faute et de celle de ton moutard. Sa colère lui fait rater les premières marches de l'escalier et ils l'entendent dévaler jusqu'en bas. Un juron sonore et le claquement d'une porte les informent de son état. Puis le calme revient. Louise s'assoit et ne peut réfréner ses tremblements.

- Tu te rends compte, il m'aurait frappée. Heureusement que j'avais la poêle.

- Mais toi aussi tu avais l'intention de le frapper.

- Moi c'est pas pareil, c'était seulement pour me défendre.

- Quand Monsieur Ribert saura ça. Après un moment de silence, Louise reprend d'un air étonné :

- Il a dit qu'un jour ce sera lui qui commandera, tu as entendu ?

- Oui. Tu crois que ce que l'on dit est vrai au sujet de son père.

- On te l'a dit aussi ? Cette histoire a dû faire tout le tour de la Chaux. Il n'y a qu'Etienne qui n'est pas au courant ! s'exclame Louise.

- Il faudra lui dire.

- Oui, je crois que tu as raison.

L'intéressé est à cent lieues des préoccupations de Paul et de Louise. Etienne est en train de rédiger un acte sous la dictée du notaire. Dans le bureau se trouve un riche propriétaire accompagné de sa jeune épouse. Cette dernière le regarde à la dérobée, ce qui le trouble dans sa rédaction qui nécessite beaucoup d'attention.

- … le dit Monsieur Bolinger a pris connaissance de tous les termes de l'acte et a réglé ce jour la somme de vingt mille francs en notre étude en paiement de l'immeuble, sis au 23 rue du marché. Fait à Neuchâtel le 10 octobre 1852. Etienne finit de compléter le texte préparé puis le soumet au client afin que celui-ci le relise. Pendant ce temps, il regarde la dame Bolinger qui détourne la tête, consciente de l'attention qu'elle a éveillée. Elle se tient droite sur la chaise sans offenser le dossier et porte une robe à parements noirs sur fond beige serrée à la taille. Le chapeau assorti a la facture élégante du chic parisien. Ses cheveux bruns et brillants sont retenus vers l'arrière dans un chignon, dégageant son front et son fin visage. Mais ce qui retient le plus l'attention d'Etienne ce sont ses yeux bleus foncés qui accrochent son regard comme des aimants.

- C'est bien, Maître. C'est un plaisir de faire des affaires avec vous, dit le gros homme.

- Si tous les clients étaient comme vous ! répond le notaire en lui tendant la main. Les deux hommes se lèvent et se serrent la main au-dessus du bureau.

- Etienne, vous raccompagnez Monsieur Bolinger et sa charmante épouse ! N'ayant pas prêté attention à Etienne jusqu'à présent, le client se tourne vers lui et le regarde avec étonnement.

- Gaspard ne travaille plus avec vous ?

- Gaspard nous a quittés, il est reparti vivre auprès de sa sœur à Zurich. Je vous présente Etienne Ribert qui commence dans le métier.

- Ribert, ce nom me dit quelque chose. Vous êtes de la famille de Charles Ribert, maître horloger à la Chaux de Fonds ?

- C'est mon père.

- C'est étrange, vous ne lui ressemblez pas.

- Je tiens beaucoup de ma mère qui était Anglaise.

- J'ai appris en effet qu'il s'était marié en Angleterre. En tout cas, bravo pour votre allure. Ce sont des jeunes gens comme vous qu'il nous faut pour ce pays. Il fait quelques pas en direction de la sortie puis se retourne.

- J'organise une fête pour l'anniversaire de ma femme, vous plairait-il de vous joindre à nous ?

- Ce sera avec joie, dit Etienne en sentant le regard de la jeune femme le jauger des pieds à la tête.

- Très bien, venez samedi soir à notre propriété du haut vers les sept heures. Au revoir Maître Droz et félicitations pour votre nouveau clerc. Etienne les raccompagne jusqu'à l'entrée principale et leur ouvre la porte comme à tous les clients importants.

- Au revoir Monsieur Bolinger, dit-il en lui serrant la main.

- Au revoir jeune homme et à samedi. Son épouse se présente à son tour et lui tend une main gantée et délicate qu'il baise respectueusement.

- Au revoir Madame.

- A samedi, dit-elle dans un souffle en le fixant droit dans les yeux. Etienne la regarde s'éloigner au bras de son mari puis referme la porte, tout chamboulé. Les yeux saphirs de cette étrange et mystérieuse épouse l'ont traversé de part en part comme un papillon par une épingle de naturaliste. Il tourne autour de ce regard mais ne peut s'en éloigner, captif à jamais. Il remonte à l'étage où l'attend le notaire. A son air abasourdi, ce dernier devine :

- Etonnant regard, non ?

- Oui… oui, répond Etienne.

- Aussi étrange que ce couple. Bolinger est resté vieux garçon jusqu'à la mort de sa mère. Une fois la succession réglée, il est parti on ne sait où pendant cinq années. C'est moi qui me suis occupé de ses affaires pendant tout ce temps et sans nouvelles de lui. Puis il est revenu un beau matin avec cette étrange beauté au bras. Vous connaissez les gens, ils ne l'ont pas bien accueillie pour des tas de raisons. Depuis, ils vivent dans une immense maison sur les hauteurs de la ville et reçoivent très peu. C'est étonnant qu'il vous ait invité.

- C'est l'anniversaire de Madame Bolinger.

- Oui, mais ça m'étonne quand même… Bon, vous archivez ce document dans les dossiers puis vous reviendrez pour une succession que j'ai à préparer.

Samedi, c'est le jour où Etienne devait rentrer à la Chaux. Il a dit oui alors qu'il aurait dû dire non. Pour que l'on ne l'attende pas en vain, il rédige une lettre pour son père, prétextant une obligation. Il sait que tous là bas seront déçus mais il se sent irrésistiblement attiré par cet étrange regard.

Pierre a fini ses livraisons et se gare devant le bistrot l'Estafette où il sait que le Picard a ses quartiers. Un hussard et sa monture au galop sont peints sur l'enseigne écaillée. Devant l'estaminet stationnent d'autres voitures comme la sienne dont les chevaux sont sous la surveillance d'un gamin.

- Eh petit ! le Picard est là ?

- Oui M'sieur, mais faut pas le déranger, c'est le jour des affaires.

- Tu peux lui dire que Pierre Jacquet est d'accord pour faire des affaires avec lui.

- Et ça me rapportera combien ? Pierre lui jette une pièce de dix sous qu'il attrape au vol puis disparaît à l'intérieur. La rue est étrangement calme en ce milieu d'après-midi. Tous les livreurs comme lui ont fini leur journée et les ouvriers sont encore dans les fabriques. Seules quelques ménagères arpentent les trottoirs avec des paniers aux bras. Son attente s'éternise et personne ne se manifeste jusqu'à ce que des éclats de voix lui parviennent de l'intérieur.

- Mais j'étais au rendez-vous !

- A d'autres, mon client t'a attendu toute la nuit. Dis plutôt que t'avais abusé du litron.

- M'sieur Picard, vous pouvez pas me faire ça, j'ai trois enfants et une femme malade.

- T'avais qu'à y penser avant. Moi j'ai perdu un client et cinq cents francs. J'veux plus te voir. Allez, dégage.

- S'il vous plaît.

- Dégage limace. Foutez-le dehors ! La porte s'ouvre brusquement et deux hommes apparaissent en entraînant un troisième qui essaie de résister.

- T'as entendu c'qui t'a dit, y veut plus te voir, dit l'un des hommes à la carrure impressionnante. T'as intérêt à te faire oublier, tiot père, sinon tu vas passer un sale quart d'heure, j'aime pas les limaces. Arrivés au bord du trottoir, ils le jettent dans la rue boueuse puis retournent sur leurs pas en toisant du regard les passants qui ont assisté à la scène. Le malheureux se relève et essuie la boue qui macule son petit costume noir de citadin. Evitant les regards des badauds qui s'agglutinent, il s'éloigne en redressant la tête d'une manière très digne pour disparaître au coin de la rue. Au même moment, Pierre ne remarque pas le gamin qui ressort du bistrot.

- M'sieur, le Picard y veut bien vous voir.

Sans rien dire, Pierre le suit en songeant au sort qui attend les collaborateurs indélicats. Il n'est jamais venu dans cet endroit et découvre une petite salle encombrée de mobilier dépareillé. Le centre a été dégagé devant une table où est assis le Picard qui écrit dans un registre avec application. Les deux hommes qui ont expulsé la limace l'encadrent et se tiennent debout, les bras croisés sur la poitrine. L'un des deux a l'oreille coupée comme le font encore certains cantons pour marquer les voleurs. D'autres hommes sont accoudés au bar, certains qu'il connaît ne sont guère fréquentables. Marginaux, contrebandiers à la réputation sulfureuse, ce sont des têtes brûlées qui n'hésitent pas à faire le coup de feu avec les douaniers français. Une fois sa ligne de chiffres terminée et séchée avec un buvard, le Picard lève la tête et le considère longuement.

- Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de la visite de Monsieur Jacquet ?

- Je me suis rappelé qu'un jour tu m'as dit que tu cherchais des gens sur qui compter pour transporter ton matériel.

- Ouais, c'est vrai, j'ai dit ça.

- Alors, je me suis dit qu'avec l'arrivée de l'hiver, les gens auront moins besoin de glace et que je pourrais faire quelques livraisons pour toi.

- C'est possible. Tu as toujours ton vieux cheval ?

- Ben oui, c'est à cause de lui. Il va bientôt passer et je dois gagner plus d'argent pour en acheter un autre.

- Et t'as pensé à moi?

- Comme de juste !

- Ben t'as de la chance, aujourd'hui je viens de me séparer, comme on dit, d'un associé. Y'a une place à prendre. Ça t'intéresse ?

- Faut voir les conditions.

- Dix francs de la course.

- Dix francs ? C'est le tarif d'une semaine de livraison. C'est pour aller loin ?

- Non, sur les rives du Doubs, dans le trou.

- Pour transporter quoi ?

- Ça tu ne le sauras que lorsque tu y seras. Autre chose, mes livraisons se font la nuit. Tu es toujours intéressé ? Aller dans l'obscurité avec une charrette chargée sur une route mal entretenue, bordée par un à-pic, sous l'aplomb de roches instables et d'éboulis. Les risques justifiaient largement les dix francs. Peu d'hommes étaient assez fous pour accepter un tel marché. Déjà les clients du comptoir commençaient à sourire de sa mine ahurie, le voyant déjà refuser et fuir honteusement sous leurs moqueries.

- Je suis toujours intéressé, dit-il en se redressant.

- Tope-là, lui dit le Picard en lui présentant sa paume tendue. Pierre lui claque la main, conscient de vendre son âme au diable. Le Picard sort une feuille de son registre et y appose sa signature.

- Tiens, tu iras demain soir à onze heures à l'entrepôt du champ de tir. Tu donneras ça au gardien qui te remettra deux grandes caisses. Tu les livreras au Bonaparte, au bord du Doubs, à un gars surnommé le Borgne. S'il n'est pas encore là, tu l'attendras jusqu'à l'aube et s'il ne vient pas, tu me ramèneras les caisses ici. C'est bien compris ?

- Bien compris, répond Pierre.

Il regarde la feuille où ne sont écrites que quelques lignes anodines puis la range dans une poche intérieure.

- Qu'est-ce qu'il y a dans ces caisses ?

- Première règle, ne pas poser de question ; deuxième règle, respecter les consignes. Si tout se passe bien, tu reviens jeudi prochain pour toucher tes sous, ça se pourrait que j'aie encore du boulot pour toi. Allez, bonne chance Associé, dit-il avec un sourire de triomphe.

Le grand, le fier Pierre Jacquet allait travailler pour lui. Sûr que sa réputation allait en profiter dans le milieu de la bricote.

 

- Je vous assure Monsieur Ribert, il allait me frapper avec cette manivelle !

Le maître horloger de retour après son voyage ne peut que constater le désarroi de Louise et de Paul. Jules a encore une fois dépassé les bornes. Malgré toute la patience dont il avait juré de faire preuve sur la tombe d'une morte, il ne voit plus qu'une seule alternative.

- Cette fois-ci c'en est trop, je vais rompre son contrat. Où est-il passé ?

- Sûrement au bistrot d'en face, ça fait bien deux heures, lui répond Louise.

- Comme c'est parti, on ne le verra plus aujourd'hui. Demain je vais lui dire que je n'ai plus besoin de lui et qu'il aille se faire pendre ailleurs. Prends en de la graine Paul, quand tu auras des employés, il ne faudra pas faire comme moi, tu vois où ça mène. Puis changeant de sujet :

- Il nous reste encore deux heures, où en est ton ressort ? Paul l'emmène à l'atelier et lui montre la délicate et longue tige en acier qu'il a travaillée au marteau. Le maître l'examine longuement à la loupe sous le regard attentif de l'apprenti.

- Il y a encore des écarts d'épaisseur au milieu, reprends-le au laminoir. Après, tu pourras le tremper comme je t'ai montré. L'apprenti exécute le délicat travail et finit par obtenir une fine tige, vibrant et sonnant comme une scie musicale.

- Bravo Paul, tu es maintenant capable de faire des ressorts et surtout d'apprécier leur qualité. Lorsque tu les feras faire, n'oublie pas qu'une bonne montre c'est d'abord un bon ressort. Bon, il est temps d'aller dîner maintenant. Louise doit commencer à réchauffer les plats et elle a horreur de ça.

Après s'être changés, ils se rendent dans la cuisine où mijote un gras-double avec des pommes de terre.

- C'est un repas de Lucullus que tu nous as fait ce soir ! s'exclame Ribert. Il nous fallait bien ça après toutes ces émotions. C'est pas un peu lourd pour le soir ? dit-il en s'adressant à Louise

- Mais non, et puis le petit a besoin de manger. Vous avez vu comme il a grandi ? Paul avait pris plusieurs centimètres en quelques mois. Ses jambes et ses genoux lui tiraient parfois douloureusement et c'est recroquevillé sur lui-même qu'il parvenait à s'endormir.

- Oui en effet, ton pantalon qui tombait sur ses chaussures est maintenant trop court. Il va falloir que ton père t'en achète un autre.

- Allez, à table, le gras-double c'est bon, à condition qu'il soit bien chaud, dit Louise.

Tous les trois mangent en commentant les éclats de Jules, passant et repassant les scènes de ses brusques colères.

- Nous verrons demain, la nuit porte conseil, dit Ribert. Avec tout ces évènements, je ne vous ai pas dit qu'Etienne ne viendra pas samedi. Il a une obligation et doit rester à Neuchâtel. Louise et Paul sont déçus par cette nouvelle. Mais pas autant qu'Annette lorsqu'elle l'apprendra, se dit Paul. Cette dernière attend avec impatience les visites du jeune homme pour qui elle éprouve un profond sentiment qu'elle n'ose encore nommer.

Comme chaque jour, Dame Kuntz passe au bas de l'immeuble où habite la famille Jacquet. Elle espère par sa veille assidue glaner des informations qui lui permettront d'assouvir sa rancœur. Depuis un an qu'ils sont partis de sa ferme elle n'a pas réussi à leur nuire durablement. Elle a bien susurré au propriétaire des lieux d'augmenter les loyers de ses appartements, mais ceux-ci étant déjà très élevés, elle n'a pas réussi à rendre leur situation inconfortable au point de les faire partir. Elle a également essayé du côté des employeurs du père, mais ce fût peine perdue car en tant qu'indépendant il n'a de compte à rendre à personne. Pierre Jacquet continue donc à lui échapper et elle cherche encore un nouveau moyen de le harceler sans se mettre en cause directement. Hier la providence lui a peut-être enfin souri. Noyée au milieu des passants, elle a assisté à la scène de l'expulsion devant le bistrot de l'Estafette. Elle a vu Pierre Jacquet qui regardait ces évènements puis qui rentrait dans l'estaminet à la suite d'un gamin. La mauvaise réputation de l'endroit et des gens qui le fréquentent lui font espérer quelques faux pas de sa victime. Elle a donc décidé de resserrer sa surveillance afin de connaître tous ses faits et gestes. Dans son sac elle a l'emploi du temps détaillé de ses livraisons hebdomadaires. Son circuit n'a pas changé depuis des semaines, à part un jour où il a livré de la glace à son ancienne maison. Une femme qu'elle ne connaissait pas lui a même fait un au revoir de la main. Aurait-il mis fin à son veuvage ? Elle en aurait le cœur net. Qu'il vive seul et malheureux, passe encore, mais qu'il recommence ses gaudrioles, ça elle ne le tolérerait pas ! Instinctivement, elle sent que son heure approche.

Paul et Maître Ribert sont déjà au travail quand Jules arrive en montant lourdement les marches de l'escalier. Il a comme à l'accoutumée sa tête des mauvais jours, le crâne encore tout embué des excès de la veille. Avec un " Salut la compagnie ! ", il retire sa casquette qu'il accroche à la patère et s'apprête à s'asseoir à son établi.

- Il faut qu'on parle Jules, dit Ribert. Le ton de la voix arrête l'intéressé dans son mouvement.

- Qu'on parle de quoi ?

- Qu'on parle de ta colère d'hier et du travail que tu n'as pas fini.

- C'est à cause de Louise et du gamin qu'ont décidé de m'faire tourner en bourrique.

- C'est toujours à cause des autres. Ce n'est tout de même pas eux qui vont au bistrot d'en face.

- Ben, si j'y vais, c'est pour m'calmer.

- Eh bien, si tu as besoin de te calmer, comme tu dis, tu vas avoir tout le temps. Je te renvoie. Tu ne fais plus partie de ma maison.

- C'est quoi c't'histoire pour une colère de rien du tout ? D'abord, vous pouvez pas m'renvoyer, vous l'avez promis à ma mère.

- J'ai promis de t'apprendre un métier. Même si tu n'es pas fameux, tu peux trouver un emploi d'ébaucheur. Il y a du travail pour toi à la Chaux, mais plus chez moi. Jules se redresse et serre les poings de colère d'une manière que Paul connaît bien. Nullement impressionné Ribert continue sur le même ton :

- Tu prends tes affaires et tu t'en vas. Je t'ai préparé une lettre de recommandation.

- J'ai pas b'soin d'votre lettre, j'ai des amis, moi. Des vrais qui m'laisseront pas tomber. Et ma femme et ma gamine, vous y avez pensé !

- Je croyais que tu avais des amis. Tu leur diras qu'elles peuvent venir ici toutes les deux. Elles auront le gîte et le couvert aussi longtemps qu'elles le souhaitent.

- Vous m'devez ma quinzaine, dit Jules au travers de ses dents serrées.

- Je la donnerai à ta femme, pas à toi qui va aller la boire avec tes " amis ".

- C'est pas ma femme qui commande, c'est moi le chef de famille et c'est à moi que vous devez les sous !

- Je les donnerai à ta femme et si tu n'es pas content tu n'as qu'à aller voir le prévôt. Ce sera ma réputation contre la tienne. Il y a fort à parier qu'il me donnera raison. De colère et sans rien ajouter, Jules prend sa besace sous son établi et y range en vrac tous les outils, raflant au passage des objets ne lui appartenant pas sous le regard désabusé de Maître Ribert. Une fois sa besogne accomplie, il remet sa casquette et s'engage dans l'escalier en traînant son lourd bagage.

- Vous m'chassez comme un chien. Tout le monde y saura comment vous m'avez traité, ça n'vous portera pas bonheur. Vous m'le paierez et puis la Louise elle perd rien pour attendre celle là ! Tous des salauds ! dit-il en claquant la porte au bas de l'escalier. Un long silence salue son départ tonitruant.

- J'aurais dû faire ça depuis longtemps, dit Ribert. Je savais que ça allait arriver un jour, mais comme dit le proverbe : " L'expérience est une lanterne qui n'éclaire que le chemin parcouru ". Tu sais Paul, j'ai dit un jour à Etienne qu'un homme qui se respecte doit toujours assumer ses actes. J'ai l'impression d'avoir échoué pour la première fois de ma vie.