Après
les choses
d'après: L.N.
Je
l'ai rencontrée juste un peu avant. Si je l'avais rencontrée plus tôt, je l'aurais
peut-être suivie, après.
Un
ami me l'avait présentée. C'était lors d'un repas chez lui, à Paris. Une espèce
de traquenard dans lequel je m'étais volontairement fourré. Ce repas devait
me permettre de mettre un terme à ce célibat qui m'avait poussé à jeter des
dizaines d'e-mails, comme autant de bouteilles à la mer.
On a discuté toute la soirée. C'est ma technique
de drague. La saouler de mots jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus, puis à la
faveur d'une minute d'inattention, un bâillement, par exemple, emballer. Ca
a marché à tous les coups. Enfin avec la dizaine de filles qui m'ont laissé
commencer...
Elle avait lu pas mal de mes textes. Un
bon début, pour moi. On a donc beaucoup parlé de Borges, évidemment. Et de Russel,
de philosophie et de bouquins. On a parlé de physique quantique, des ondes de
Broglie, de la dualité onde-corpuscule, de ces grains de matière qui n'en sont
pas vraiment. Ces yeux pétillais lorsque je lui expliquais que, à l'échelle
atomique, la matière n'existe pas, que tout est onde de probabilité.
J'aurais dû me méfier lorsqu'elle me poussait à continuer une vindicte contre
le matérialisme, qui par ailleurs ne m'avait jamais rien fait. Elle prenait
ça vraiment trop à cur, comme si elle avait une opinion là-dessus. J'avais
l'impression d'être face à une militante politique qui défendrait le pauvre
monde des idées, face au monstre matérialiste. Pour moi, tout cela n'était qu'un
prétexte pour draguer la plus jolie fille de la soirée. Pour elle, sa vie en
dépendait.
Un jour, c'était toujours avant, elle me
dit qu'elle mourrait bientôt. Pourquoi, lui demandai-je ? Pour rien... Ou presque.
Pour une futilité, un coup de tête, heureuse et insouciante, me répondit-elle
ingénue...
J'étais déjà trop accro pour l'interroger. Je changeai de sujet. Ce genre de
blague, ça allait bien cinq minutes. Mais ça collait trop avec certains détails.
Plus d'une fois, j'avais remarqué son insouciance. Rien ne semblait la toucher,
et je crois que c'était ce que j'aimais le plus en elle.
Le genre de fille qui éclatait de rire lorsqu'elle
se brûlait en cuisinant, vous voyez ? C'était agréable, facile à vivre, une
fille comme elle. Une fille qui ne s'attachait pas aux choses. Un jour, elle
donna un pull qu'elle venait d'acheter à un type qui faisait la manche dans
le métro. Nous n'avions pas de monnaie à lui donner, m'expliqua-t-elle. Les
choses, et même son propre corps, parfois, n'avaient aucune valeur à ses yeux:
On s'en fout ! C'est matériel, riait-elle.
Ça m'inquiétait, aussi. Quand je la titillais, elle me répondait après,
après...
Puis il y a eu le nouvel an. Depuis des
semaines, elle ne pensait qu'à ça. Elle avait préparé une énorme fête. D'accord,
c'était le nouvel an, mais de là à dépenser toutes ses économies en une soirée
! Je lui disais Eh ! L'an 2000 est passé. Elle me répondait Justement ! Non
! Pas encore ! On était en 2002 pourtant. Je ne comprenais pas, elle ne s'expliquait
pas : Après, après....
Le soir venu, la soirée était hallucinante.
Il y avait d'un côté mes amis qui passaient un nouvel an normal. Certains picolaient
comme de juste, d'autres ne s'étaient pas remis de leur cuite de l'an 2000 et
fuyaient depuis tout excès.
Ses amis à elle s'en donnaient à cur joie. Ils riaient, ils chantaient,
et regardaient leur montre toutes les deux minutes.
Avant onze heures, l'agitation était maximale. Mes amis regardaient les siens.
Certains essayaient de se mêler à leur groupe, mais ils sentaient bien qu'ils
n'étaient pas du même monde. A onze heures cinquante-neuf et cinquante secondes
(onze heures !), ils ont commencé à compter 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1...
Alors les cris ont jailli. Presque toutes les filles ont pleuré. Mes amis et
moi étions figés. Certains me demandaient à quelle secte appartenait ma nouvelle
copine.
Lorsqu'elle vint m'embrasser, après tous
ses amis, je lui demandai : Vous ne pouviez pas tenir une heure de plus ? Mais
non, me dit-elle, justement, il est minuit à l'heure solaire ! Et le vrai an
2000, c'est aujourd'hui, en 2003 !!! J'avais entendu parler de ce moine copiste
qui s'était trompé d'année et avait décalé ainsi notre calendrier de trois ans.
L'an 2000 serait en 2003 ! Et alors, On s'en fout ! Non, au contraire, répondit-elle.
Elle paraissait tellement heureuse et j'avoue que je cédais vite à ses caresses
et à ses baisers.
Avant même minuit, tous ses amis étaient
déjà partis. Ils n'avaient même pas eu la correction d'attendre notre nouvel
an, à nous. La soirée tourna court, et mes amis prirent vite congé, après quelques
Merci de circonstance.
Je passai alors la nuit la plus étrange
et la plus tragique de ma vie !
Alors qu'on rangeait les verres pleins de
mégots et les canettes presque pleines, elle se mit à parler. Elle avait dû
tellement attendre que les mots sortaient tous seuls.
On ne vit pas dans le même monde, me dit-elle. Le tien s'est achevé il y a quelques
heures. Le mien vient de commencer. Ton monde est celui de la matière, le mien
celui de la pensée. Je ne dis pas que la matière a brusquement cessé d'exister.
Mais elle a commencé à perdre son contenu. Et elle continuera à se vider pendant
encore mille ans.
Depuis la nuit des temps, l'univers oscille
entre les choses et les idées. Des cycles de 2000 ans se succèdent. Durant 2000
ans, la matière est dense, les hommes sont durs. Les 2000 ans suivants, les
idées prennent le dessus, l'idéalisme règne.
Ca ne se passe pas brutalement, me dit-elle. Bien-sûr, tout cela est cyclique.
Le processus de dématérialisation est très lent. Il atteindra son maximum dans
1000 ans. Avant que la matière ne commence à reprendre ses droits. Les cycles
sont si lents que les hommes s'en rendent à peine compte. Tout au plus remettent-ils
en cause leurs théories. Mais c'est normal, selon eux. Ils appellent ça le progrès.
Deux hommes ont su à l'avance. L'un était
un génie, l'autre un traître.
Le génie s'appelle maintenant Aristote. Quatre siècles à l'avance, il avait
prévu l'avènement de l'ère de la matière. Pourtant, il était des nôtres. Je
veux dire, un idéaliste. Il était très peu matériel, c'est pour ça qu'il était
un génie.
Le traître, c'est Borges. Lui aussi était
un idéaliste. Mais il était tenu au secret jusqu'à aujourd'hui, s'il avait vécu.
Mais il devait parler, c'était son destin. Alors, on l'a aveuglé. Parce que
son destin était d'être écrivain, et on a pensé que, privé de ses yeux, il ne
parviendrait pas à divulguer le secret. Finalement, il a trahi les siens. Mais
le mal n'a pas été trop grand. Sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius n'est pas
une fiction. Il l'a publiée dans un recueil de nouvelles comme une fiction parmi
tant d'autres. Mais ce n'est pas une fiction, c'est un reportage, une prophétie
!
Tlön existe. J'en viens ! Ne me regarde
pas comme ça ! Tlön, c'est la Terre ! Je ne suis pas une extra-terrestre. Je
ne suis pas folle non plus. La science n'existe pas, l'étude du monde n'a plus
de fondement. Seules les idées existent, pour les 2000 ans à venir. Pratiquement
personne ne s'en rendra compte. Les gens continueront de vivre normalement.
Mais je veux que toi, tu saches.
Elle sortit une petite pièce de cuivre de
sa poche, un peu oxydée par la pluie du mercredi, dit-elle. On l'utilise
comme preuve de la non-continuité de la matière. Avance ta main, la paume au-dessus.
Alors, elle lâcha la pièce sur ma main, et la rattrapa, d'un geste vif, sous
ma main. Je n'y croyais pas. J'étais furieux. Brutalement, je lui arrachai
la pièce, je la tournais entre mes doigts. Elle n'avait rien de spécial. Elle
recommença l'expérience. Plusieurs fois. La pièce passa au travers de la table,
au travers d'un coussin que je tenais à deux mains.
Dans mon esprit, les théories de Russel
se mélangeaient à celles de la physique quantique, à ces particules qui peuvent
traverser un mur par plusieurs trous à la fois.
C'en était trop pour moi. Le soleil venait
de se lever. Je voulais sortir prendre l'air. Elle m'accompagna en souriant.
Nous marchions lentement dans les rues de Paris. Elle m'expliquait quelles autres
preuves m'apporteraient les prochaines années.
Brusquement, elle traversa un grand boulevard. D'un cri je voulu l'arrêter.
Elle se tourna vers moi, un sourire aux lèvres.
Elle eut à peine le temps de me faire un
petit signe de la main. Le camion ne pouvait plus l'éviter !
Elle gisait sur le trottoir, entre deux
traces de pneus. Son corps était intact. Elle était morte.
Le camion ne l'avait pas touchée ! !
!