Texte de Désiré Boulet
Chapitre Second - La mort du petit âne
- Bonjour Claire,
- Bonjour Pasteur, assoyez-vous.
- Merci, mais je ne resterai qu'un instant. Je dois partir à Neuchâtel. Madame Kuntz est venue me voir avant hier. Elle m'a dit que vous attendiez un enfant et elle prétend que les revenus de la métairie ne vous permettront plus de nourrir toute votre famille.
- C'est vrai que nous avons du mal à y arriver et que cet enfant tombe mal, mais Madame Kuntz exagère toujours et puis, je ne vais tout de même pas l'abandonner !
- Grand Dieu non ! Ce petit être est le bienvenu dans la communauté. Je pensais surtout aux plus grands qui sont en âge de travailler. Madame Kuntz a même proposé de prendre votre fille Annette à son service pour vous soulager.
- Vous savez bien ne qu'elle ne prend Annette que pour nous humilier un peu plus. Elle n'a pas oublié qu'autrefois elle était à notre service. C'est plus une vengeance qu'une main tendue.
- Tout cela ne sont que de vielles histoires. Ce n'est qu'une proposition et vous êtes libre de ne pas l'accepter. Annette peut très bien aller travailler ailleurs. Je connais des familles respectables de la capitale qui l'accueilleront si je leur demande.
- Je vais en parler à ma fille, mais pour l'instant j'ai besoin d'elle pour la maison. Dans mon état je ne peux plus faire grand chose, lorsque l'enfant sera né nous en reparlerons.
- Je pense que sera une sage décision. Je dois partir maintenant, mais je reviendrai pour vous parler de Paul. C'est un enfant doué qu'il ne faut pas laisser derrière les vaches. Vous pourriez facilement le mettre en apprentissage chez un maître horloger. Au revoir et ne vous inquiétez pas, notre communauté est là pour vous aider, dit-il en se levant.
Une fois le Pasteur parti, elle se retrouve seule tout à ses réflexions sur son rôle de mère. D'autres auraient déjà mis ses aînés au travail, mais elle avait essayé de les garder le plus longtemps possible. Mais cela était maintenant devenu impossible et elle commençait à se résigner. La vie continuait et il fallaient qu'ils affrontent le monde. Elle était lasse de se battre, trop fatiguée par des nuits sans sommeil avec ce ventre encombrant, à changer sans cesse de position. L'accoucheuse disait que ce serait pour bientôt, pour les jonquilles. Mais elle était inquiète, le petit être qui aurait dû remuer de plus en plus s'était assoupi depuis plusieurs jours. L'accoucheuse à qui elle en avait parlé avait écouté son ventre sans rien dire. Puis
- Ce n'est rien, il dort tout simplement. Si tu ne le sens pas remuer d'ici la fin de la semaine, il faudra aller voir le docteur Heintz. Peut-être as-tu besoin d'un fortifiant.
Elle n'en avait pas parlé à son mari, c'était des affaires de femmes et son inquiétude serait peut-être rapidement dissipée. Inutile de l'inquiéter tant les problèmes d'argent l'accaparaient en cette veille de Saint Georges. En peu de temps il lui fallait payer tous les crédits accumulés depuis six mois et récupérer l'argent qu'on lui devait. Les mauvais payeurs n'étaient pas rares et devenaient curieusement introuvables au moment de l'échéance.
L'horloge de la cuisine qui égrainait son temps depuis qu'elle était toute petite sonna les six heures. La famille n'allait pas tarder à revenir et il faudrait attendre que tous s'endorment afin de pouvoir parler de la visite du Pasteur à son mari. Ce fût Marinette qui arriva la première
- Bonjour maman, j'ai faim. Je peux avoir du pain et de la confiture?
- Bien sûr ma chérie, va dans le cellier, tu y trouveras du morceau de pain de la semaine et de la confiture de coing. Marinette était toujours affamée et ce petit en cas n'entamerait pas son appétit du soir. Sa boulimie était proverbiale à la maison comme à l'école où ses camarades la traitaient parfois d'ogresse. Combien de fois avait-elle dû la consoler de cette cruauté dont seuls les enfants sont capables. Paul arriva en second au moment où sa sœur attaquait sa deuxième tartine sous le regard fatigué de sa mère dont la grossesse tirait de plus en plus les traits. Son visage s'éclaira à la vue de son petit homme comme elle se plaisait à l'appeler.
- Alors, la classe s'est bien passée aujourd'hui ?
- Oui, Monsieur Tissot nous a lu une fable de La Fontaine que nous devrons apprendre par cœur.
- De quelle fable s'agit-il ?
- De la cigale et de la fourmi. Tu as déjà vu une cigale ?
- Non jamais.
- Il paraît que cela ressemble à de grosses mouches noires qui vivent en Provence. Là où il fait très chaud. Monsieur Tissot en a vu là bas.
- Et cette fable, elle t'a plu ?
- La fourmi a eu bien raison de ne pas partager avec cette fainéante.
- Elle a pourtant chanté aussi pour la fourmi, cela lui a donné du cœur à l'ouvrage. La vie sans chanson ni plaisir n'est pas drôle. Tu comprendras plus tard qu'il faut aussi profiter de la vie, les malheurs arrivent bien assez tôt.
- Tu crois que la cigale est morte de faim ?
- Non, elle a dû rencontrer quelqu'un qui aime la musique, un grillon par exemple, qui l'a aidée à passer l'hiver.
- Un peu comme nous lorsque nous hébergeons les colporteurs dans la grange lorsqu'il fait trop froid ?
- Un peu comme cela.
La candeur de l'enfant et ses questions lui avaient fait oublier ses inquiétudes. Leur conversation s'éteignit avec l'arrivée des plus grands et du père Tous trois étaient harassés par leur travail en forêt. La commande de la fabrique se devait d'être honorée et ils en étaient à leur troisième livraison. Annette sortit de la cuisine et s'empressa de servir la soupe à toute la tablée, jouant avec sérieux son nouveau rôle de maîtresse de maison. Marinette passa sans transition de la confiture à la soupe de pois sans que cela semble l'incommoder. Une fois le repas terminé le père se leva et rejoignit son épouse qui s'était assise devant la cheminée.
- Nicolas a parlé au patron de la fabrique, il veut bien embaucher les deux garçons.
- Tu leur en a parlé ?
- Oui, ils sont d'accord. Surtout après une journée comme celle-ci ; nous avons débité quatre toises de bois. Le travail à la fabrique sera moins pénible.
- Ils utilisent toujours du blanc de plomb pour les cadrans ?
- Non, ils ont abandonné les cadrans en bois. Maintenant des cadrans émaillés arrivent tout faits du Locle. Et puis ce seront bientôt des hommes, tu ne pourras pas toujours les garder dans tes jupes.
- Oui, je sais. Bon c'est d'accord, tu peux les accompagner demain à l'embauche. Fasse le ciel que tu aies raison.
Puis elle se leva avec difficulté, gênée par ce ventre encombrant. Son mari l'aida en la prenant doucement par le bras et l'accompagna jusqu'à la chambre. Paul et sa sœur Marinette étaient restés dans la cuisine et apprenaient leurs leçon à la lueur orangée et vacillante de la lampe à pétrole. Les deux garçons étaient montés dans leurs chambres, épuisés par une longue journée de travail. Seule Annette était restée pour les faire réciter, elle attendait en brodant une des pièces de son trousseau. Comme à l'accoutumée, ce fut Paul qui leva la tête le premier.
- Tu la sais par cœur ?
- Oui, tu peux m'interroger. Paul récita sa fable d'une traite en jouant même les personnages, donnant une voix fluette à la cigale et un ton grave à la fourmi. Grave comme la voix du père, symbole de force et de protection.
- …. et bien dansez maintenant !
- Très bien, tu peux aller te coucher. N'oublie pas ta toilette. Paul se leva en espérant bien éviter la corvée, d'ailleurs Marinette en était encore à apprendre le premier couplet d'une comptine. D'ici à ce qu'elle ait fini, il se serait faufilé dans le lit au côté de son frère qui dormait probablement à poings fermés, à l'abri de l'inspection.
Le lendemain ce fut sa sœur Marinette qui le réveilla.
- Paul, lève toi, c'est l'heure d'aller à l'école.
- Où est maman ? C'était la première fois que sa mère n'était pas à son réveil.
- Elle est restée au lit, elle est malade.
- Qu'est-ce qu'elle a ?
- C'est à cause du bébé, elle dit qu'il ne faut pas s'inquiéter et que ça ira mieux demain. Paul haïssait déjà ce nouveau né qui lui ravirait sa place de petit dernier et qui rendait sa mère malade. Il déjeuna dans la cuisine en compagnie de Marinette, le père et les deux grands étaient déjà partis pour la fabrique. Annette était auprès de sa mère dont on entendait les vomissements douloureux dans la cuvette d'émail. La grande sœur sortit en portant le récipient pour aller le jeter dans la cour.
- Je peux aller la voir ? dit Paul.
- Non, elle s'est endormie et elle a de la fièvre. J'ai fait demander l'accoucheuse, c'est peut-être le bébé qui arrive. En attendant que cela ne vous empêche pas d'aller à l'école. Dépêchez-vous sinon vous allez être en retard. Les deux enfants s'habillèrent et prirent leurs cartables. Ils s'éloignèrent de la maison à regret en lançant des regards inquiets en direction de la fenêtre de la chambre parentale. En chemin ils croisèrent l'accoucheuse qui se hâtait vers la ferme. Elle leur accorda peu d'attention tant elle avait l'air préoccupée. Ils continuèrent en silence sur ce chemin tant de fois arpenté, insensibles à la neige d'avril qui commençait à tomber. Paul était plongé dans ses pensées, il ne connaissait rien du miracle de la naissance comme l'avait nommé une fois le Pasteur. Il avait bien vu la vache vêler et les poussins sortir des œufs, mais ni la vache, ni la poule ne semblaient malades. De plus l'attitude inquiète de l'accoucheuse lui disait que quelque chose d'anormal arrivait. Même Marinette d'habitude si insouciante, si uniquement préoccupée de son ventre était étrangement silencieuse.
En chemin ceux ce La Cibour se joignirent à eux. Habituellement ce n'était que bravades et provocations puériles entre les enfants des deux hameaux, mais leurs mines sombre imposa un calme inaccoutumé. Le petit groupe arriva enfin à la Chaux-de-fonds à l'heure où tous les ouvriers étaient déjà à l'ouvrage. Seuls les livreurs couraient d'un atelier à l'autre poussant leur charrettes à bras chargées de monticules de cartons bleus.
Monsieur Tissot fit la classe comme à son habitude, fustigeant les paresseux et encourageant la flamme du libre arbitre des plus besogneux. Contrairement à son habitude Paul ne posa pas une de ses questions heureuses, pointant du doigt la subtilité ou le piège glissé par le maître. Son silence fut tellement inhabituel que l'instituteur le retint après la classe.
- Que se passe-t-il Paul ?
- Maman est malade.
- C'est grave ?
- Je ne sais pas, on ne m'a pas dit. C'est à cause du bébé.
- Elle attend un enfant ?
- Oui, un petit frère. Devant l'inquiétude de l'enfant, l'instituteur écourta son questionnement.
- J'espère que cela va s'arranger et qu'elle ira mieux. Tu peux partir la rejoindre. Je suis sûr qu'elle sera heureuse de te voir auprès d'elle.
- Oui m'sieur, au revoir m'sieur. N'ayant attendu que cet instant tout au long de cette interminable matinée, Paul sort en courant de la cour de l'école. Contrairement à son habitude, il et ne s'arrête pas pour reprendre son souffle ni pour saluer son ami Claude. Puisant ses forces dans l'amour qu'il porte à sa mère, il court comme porté par les ailes de l'angoisse, comme si s'arrêter serait renoncer, comme si s'arrêter serait la perdre à jamais.
Il arrive enfin à la maison étrangement calme, les animaux sont restée enfermés et rien ne bouge dans la cour transformée en bourbier par la neige fondue du matin. Il ne trouve que sa sœur aînée dans la cuisine. Elle est assise seule dans l'obscurité des volets fermés, les reliefs du petit déjeuner sont encore sur la table sans que cela semble la déranger.
- Comment va maman ?
Comme réveillée par cette intrusion dans son silence, elle lève ses yeux rougis et le regarde avec tristesse.
- Le médecin l'a emmenée l'hôpital de Mademoiselle Mairet, il dit qu'il faut l'opérer car le bébé est mort dans son ventre.
- Il est mort ?
- Oui, et il faut vite le retirer avant à cause des fièvres.
Les fièvres, ce terrible mal qui emporte les mères et les nouveaux nés lui fait l'effet d'un douche glacée. Combien de fois n'a-t-il pas entendu ce terrible mot à propos de la mort dans le grand village. Typhus, typhoïde, septicémie fauchent par brassées dans la population aux conditions de vie et d'hygiène précaires de ce milieu de siècle.
Après un moment, submergé par la peur de perdre l'être adoré
- Où sont les autres ?
- Papa est parti avec le médecin et Marinette n'est pas encore rentrée, quand aux deux grands ils ont été embauchés à la fabrique ce matin, je ne sais pas quand ils vont rentrer.
- Je veux voir maman !
- Non tu dois rester ici avec moi, c'est Papa qui l'a dit. Il viendra nous donner des nouvelles ce soir. En attendant tu vas sortir les poules et ouvrir l'enclos des vaches. N'oublie pas de changer l'eau du cheval.
- …
- Moi aussi je suis triste et j'ai besoin d'être seule pour prier. Aller oust!
Ainsi tarabusté, Paul se retrouve dehors à libérer les animaux qui n'en pouvaient plus de leur enfermement. Les prés à l'entours, blanchis du matin, retrouvent leurs couleurs sous les assauts du soleil. La magnificence de cette métamorphose l'invite à l'oubli et il s'engage dans le sentier qui mène à la ravine. Le ru habituellement à sec bouillonne de toute la neige fondue. Paul a envie de se dissoudre en lui pour ne plus avoir mal. Pourquoi faut-il que le bonheur s'arrête, pourquoi faut-il partir un jour en laissant ceux que l'on aime ? Autant de questions qui ne recevront aucune réponse, si ce n'est celles de l'église des hommes.
Lorsque la sœur de Claude était morte, le Pasteur avait dit que Dieu l'avait rappelée à lui et qu'elle était heureuse.
- Mais maman est heureuse avec nous, pourquoi Dieu la rappellerait à lui ! Crie-il aux éléments. Il ne reçois pour toute réponse que le silence assourdissant de l'eau s'engouffrant entre les rochers .Chassant toutes ces idées de mort, Paul rebrousse chemin et décide d'aller voir son amie Adèle.
Il la retrouve dans le pigeonnier de la ferme. Elle regarde les petits sortir de leur coquille avec leurs yeux aveugles hypertrophiés. Une fois libérés, ils s'étalent dans la paille comme exténués par l'effort. Exténués mais en vie, alors que son petit frère ne verra jamais la magie d'un printemps dans les franches montagnes. Paul haït ces bestioles stupides incapables d'apprécier ce don immense. Adèle ne l'a pas entendu arriver au milieu des vols bruyants qui habitent l'endroit. C'est d'une voix mal assurée qu'il l'appelle,
- Adèle ! Surprise elle se retourne et le découvre si pitoyable
- Bonjour Paul, j'ai appris pour ta mère. Comment va-t-elle ?
- Je ne sais pas, je dois attendre que Papa revienne.
- Viens, dit-elle en l'entraînant loin des vols et des roucoulements tapageurs. Il marchent cote à cote sur le chemin de la crête, entourés par les montagnes et les forêts aux verts tendres.
- Ca fait comment de ne plus avoir de Maman ?
- J'étais toute petite lorsqu'elle est morte, je ne sais plus très bien si je me souviens d'elle. Papa a des photos et m'en parle souvent. J'ai l'impression de l'avoir connue, mais je sais que je ne m'en souviens plus.
- Oui, mais ça fait comment ?
- J'essaie de te dire que j'ai l'impression qu'elle n'a jamais existée. Je ne me souviens pas lorsqu'elle venait me border le soir, elle ne m'a jamais fait réciter mes leçons. Il n'y a que Papa qui est triste. Moi je trouve injuste qu'elle soit partie. J'aurais aimé connaître tout ce que tu partage avec la tienne. J'étais presque… Jalouse et maintenant je suis triste pour toi. J'espère de tout cœur qu'elle va aller mieux.
A leur retour, le père d'Adèle les attend sur le perron. Il connaît la nouvelle mais n'en parle pas, il invite les deux enfants à goûter. Paul n'a pas déjeuné et fait honneur à la confiture qu'il étale sur de grandes tartines de pain blanc. Les Montandons ne sont pas riches, mais ils possèdent en plus de leur ferme un immeuble hérité de la mère décédée. C'est grâce à cette aisance qu'ils sont allés voir l'océan, sur les côtes de France.
Comme pour conjurer le sort, la père d'Adèle ne résiste pas à l'envie de leur raconter une de ses histoires d'horloger, à l'époque où il était apprenti à Neuchâtel. Une histoire que les enfants connaissent déjà mais qu'ils font mine de découvrir, pour lui faire plaisir. Mais cette comédie sans cesse rejouée ne chasse qu'un instant l'inquiétude de Paul.
- Je vous remercie, mais je dois retourner à la maison. Peut-être qu'Annette aura des nouvelles.
- Je te comprends, dit le père, va vite. Je passerai demain pour voir si vous avez besoin de quelque chose.
Paul retrouve sa sœur assise dans la cuisine, dans la même attitude silencieuse.
- Tu as vu Papa ?
- Non mais il ne devrait pas tarder, il est déjà six heures. Leur attente continue et Paul reste auprès de sa sœur qui semble maintenant apprécier sa présence. Avec la fin de l'après-midi, l'humidité entre dans la maison. Paul rallume la cheminée dont la lumière chasse l'obscurité et les crépitements le silence.
Le père arrive enfin et vient s'asseoir sur le banc à côté de l'âtre qu'il contemple en silence. Lui si fort n'offre qu'un dos voûté et accablé par l'inquiétude aux regards des deux enfants. Puis d'une voix étranglée il dit :
- Le docteur a fait une césarienne, il a retiré le bébé qui était tout noir. Elle a perdu beaucoup de sang et elle continue à avoir de la température. Le docteur à dit qu'il fallait la laisser se reposer, nous irons la voir demain matin. Nous lui apporterons à manger, il faut qu'elle lutte contre la fièvre. Je me lèverai de bonne heure pour traire la Lucette, il paraît que le lait des vaches prêtes à vêler est bon pour les malades.
- Elle t'a dit quelque chose, dit Annette,
- Non, ils l'ont endormie au chloroforme. Demain elle sera réveillée.
Comme si elle n'avait attendu que cet instant, Annette se lève et commence à mettre la table en attendant l'arrivée des deux grands.
Les deux aînés ont été accueillis par Nicolas, le chef chauffeur. Ce dernier les conduit dans un dédale de pièces et de couloirs encombrés de caisses et de matériels. A chaque niveau ce dernier leur fait la visite :
- Au rez de chaussée on reçoit les pièces des montres venant des ateliers, des apprentis les trient par catégorie et par qualité. Une fois ce travail réalisé, on les monte au premier pour le polissage ce travail demande beaucoup de soin et ce sont des femmes qui le réalisent, elles sont payées à la pièce. Une fois polies, ce sont les graveurs qui prennent le relais dans la salle d'à côté. Une fois que tout est préparé, les mécanismes sont assemblés au dernier étage, là où il y a le plus de lumière. je ne vous le montre pas car il ne faut pas les déranger.
- Où sont faits les boîtiers, demanda François.
- Ils ne sont pas faits ici, les livreurs les amènent directement au dernier étage. Monsieur Boskopf est occupé et ne peut pas vous recevoir, c'est moi qu'il a chargé de vous affecter. Pour commencer, Claude tu iras au rez-de-chaussée pour trier les pièces avec Monsieur Lambert, il t'expliquera le travail. François tu iras au polissage, ils ont besoin de quelqu'un pour ramasser et les ranger les pièces.
A la grande satisfaction de Nicolas, les deux garçons ont tôt fait de comprendre leurs tâches et s'y emploient avec zèle. La coupure de midi leur permet de faire connaissance avec les autres apprentis qui mangent sur place. Fils de paysans comme eux pour la plupart, ces derniers leur font bon accueil et les invitent à partager leur table. La cloche de six heures donne le signal de la première débauche et les surprend tant la journée leur a semblé courte. Inconscient du drame familial, ils rentrent en riant, se racontant leur première journée dans ce monde trépidant, peuplé de personnalités forgées à l'aune de l'horlogerie.
- Cet après-midi, dit Claude, j'ai travaillé à côté d'un vieux trieur qui n'arrêtait pas de tirer la langue au point qu'il en bavait sur son établi. Lorsque je pouffais de rire avec ma voisine, il nous jetait des regards courroucés au travers de son monocle. Si tu voyais le spectacle, une langue baveuse et un œil énorme, de quoi faire peur à la fête. Et toi ?
- Oh, moi rien. J'étais aux boites de montre. Je donnais les boîtiers dégrossis aux polisseurs et je récupérais les pièces finies pour les donner au contrôleur. Il y a une jolie fille qui y travaille et qui me faisait les yeux doux.
- Tu te fais des idées, une fille qui gagne deux francs par jour n'a que faire d'un grouillot comme toi.
- Tu as peut-être raison dit François sans conviction.
Chemin faisant, les rangs de la débauche des mères de familles et des apprentis s'éclaircissent. Les deux adolescents se retrouvent seuls sur la route de Saint-Imier et arrivent en vue de La Ferriere. Le calme des lieux chasse définitivement la frénésie des ateliers qui est encore en eux. Le soleil couchant allonge les ombres sur le chemin et la fraîcheur de l'air d'avril leur rappelle que l'hiver est encore proche. Le froid insidieux leur fait hâter le pas et ils arrivent enfin à la maison silencieuse.
Les rires qui les ont accompagné tout au long du chemin s'éteignent brusquement devant les visages tristes qui les attendent.
- Assoyez-vous, dit le père. Les deux adolescents s'approchent étonnés par un tel accueil après leur première journée de travail et s'installent sur le banc de la table.
- Votre mère est à l'hôpital, son bébé était mort dans son ventre. Le médecin a dû faire une césarienne pour le retirer.
- Est-ce qu'elle va bien ? dit l'aîné, la voix étranglés par l'inquiétude.
- Elle dormait et avait de la fièvre lorsque je l'ai quittée.
- Quand est-ce qu'on la verra ?
- J'irai la voir demain avec les petits et je passerai à la fabrique pour vous donner des nouvelles. Vous ne pouvez pas être absents le deuxième jour de votre embauche.
Toujours cette fierté de bon ouvrier, faisant fi de ses problèmes personnels pour respecter un contrat tacite, d'un a-priori sur le bon vouloir d'un patron omniscient.
Peu habitués à contester, les deux garçons ne disent mot et acceptent la volonté du père. Paul a observé la scène en silence et a bien vu le désaccord rentré des deux garçons. Ils auraient sans hésité chômé la journée du lendemain pour voir leur mère, mais ils n'avaient pas osé contester la décision du père. La raison était-elle plus forte que l'amour ? se dit-il. Il rangea cette remarque dans une petite boîte et se promit d'y répondre par lui-même tout au long de sa vie qui commençait.
Annette sert le brouet du soir dans les assiettes creuses et chacun vient s'asseoir autour de la table pour le triste dîner. La place de la mère reste vide, vide comme le creux qu'ils ont au cœur et qui les ronge. Personne ne parle, seul le bruit dérisoire des couverts raisonne dans la pièce sans âge. Tous pensent à leur mère sur son lit de douleur et souffrent avec elle. Ils prient tous les saints du ciel et même de l'enfer pour qu'elle leur revienne, pour qu'ils retrouvent sa joie et son amour. Paul s'endort ce soir là avec l'image de sa mère qui vient le border le soir. Il plisse les yeux à force de les fermer pour qu'elle ne s'échappe pas, pour que son visage reste pour toujours au creux de ses rêves.
Au matin nul besoin de le réveiller, Paul est déjà debout alors que l'aube est à peine levée. Seul son père est dans l'étable pour la première traite. Paul s'approche en silence et le voit pleurer.
- Tu pleures Papa ?
- Oui je pleure.
- Je croyais que les hommes ne pleuraient pas.
- C'est des histoires que l'on raconte aux enfants pour qu'ils restent sages. Tu es trop grand maintenant pour croire à ces fadaises. Les hommes pleurent aussi lorsqu'ils sont malheureux. Puis se reprenant,
- Les autres sont levés ?
- Non, je suis le premier.
- Vas les réveiller, nous avons une grosse journée aujourd'hui. Paul s'élance et rameute toute la famille pour ce jour pas ordinaire. En quelques instants tous sont réunis dans la cuisine. L'abattement de la veille à fait place à l'espoir du jour qui se lève. Le père surpris dans son chagrin se fait maintenant rassurant pour les visages qui se tournent vers lui. Il est redevenu le guide, le roc inébranlable dont chacun a besoin pour résister au désespoir.
Les deux garçons sont les premiers à partir pour l'embauche de six heures. Ils sont confiants après les propos rassurants de leur père. Ce dernier leur a promis de passer pour leur donner de bonnes nouvelles. Le reste de la famille attend. Annette fait des crêpes pour emporter à l'hôpital, Paul et Marinette sont restés à côté d'elle, l'un pour l'aider, l'autre pour manger les crêpes ratées, histoire de ne pas laisser perdre. La pile est de bonne taille lorsque le moment tant attendu arrive.
- C'est l'heure, dit le père. Les enfants se préparent en hâte et fourrent dans le panier les présents destinés à combattre le mauvais sort. Paul a écrit une petite lettre où il lui dit combien il l'aime, Marinette a gardé une pomme du repas du soir pour lui offrir et Annette, en plus des crêpes, lui a préparé une médaille de la Sainte Vierge qu'elle a échangée chez le marchand israélite contre un napperon brodé de son trousseau.
Tous courent derrière leur père qui avance à grandes enjambées. Il est maintenant huit heures et l'hôpital va bientôt ouvrir ses portes aux familles. L'hôpital de Mademoiselle Mairet est situé dans le faubourg. Les malades sont dans des chambres de plusieurs lits séparés par des draps tendus. La mère de Paul partage sa chambre avec des accidentés et des vieillards catarrheux. Chacun y tousse ou geint au point que personne ne s'y repose. Paul entre à la suite de son père et cherche des yeux le lit de sa mère dans une forêt de draps qui se dressent tels des linceuls. En plus des toux et des gémissements, l'odeur est épouvantable, faite d'urines malsaines et d'humeurs corporelles. Des infirmières vont de place en place pour vider les pots et s'assurer de l'état des malades.
Son père se dirige vers le fond de la pièce et écarte le drap qui occulte l'alcôve de droite. Sa femme est là, silencieuse et assoupie. Les enfants se pressent derrière lui les yeux rivés sur le visage blanc et fiévreux de l'être aimé. Il prend la main moite et durcie par les travaux des champs qu'il embrasse doucement. A ce contact elle entrouvre les yeux et un sourire s'épanouit sur ses lèvres blanches.
- Comment tu vas ma chérie ?
- J'ai soif et j'ai chaud.
- On t'a amené du lait de ce matin pour qu'il te donne des forces.
Annette apporte le broc et il la soulève doucement pour le porter à ses lèvres. Après quelques timides gorgées, elle arrête de boire et s'allonge à nouveau.
- Comment vont les enfants ?
- Ils vont très bien, les deux grands sont à la fabrique et les autres sont ici. Levant la tête avec effort elle les regarde serrés au pied du lit. Devant leur mine inquiète, elle leur dit :
- Je vais bien mes chéris, maman va aller mieux, approchez-vous. Anne s'avance la première.
- Je t'ai fait des crêpes, elles sont de ce matin. Et puis j'ai échangé mon napperon contre cette médaille de la vierge pour qu'elle te protège. Tout en lui parlant elle lui referme la main sur l'objet miraculeux.
- Ton si beau napperon que tu as brodé pendant des jours, il ne fallait pas.
Marinette s'avance à son tour et dépose maladroitement son présent sur le lit, au côté du corps étendu en prononçant simplement :
- Je t'aime maman.
Vient enfin le tour de Paul qui dépose sa lettre d'amour sur le cœur de sa mère.
- Qu'est-ce que c'est ?
- C'est une lettre où j'ai mis tout mon amour pour qu'il t'aide à guérir.
- Je la lirai tout à l'heure, elle m'aidera à supporter cet horrible endroit lorsque vous serez repartis.
- Maman, dit Paul.
- Oui mon chéri.
- C'est quoi l'histoire du petit âne ?
- Ah, l'histoire du petit âne, c'est vrai que j'ai promis de vous la raconter.
C'était il y a longtemps, lorsque j'étais petite fille dans mon village de Franche Conté. Il y avait un grand père que l'on surnommait le père alors parce qu'il disait alors dans chacune de ses phrases. Je n'ai jamais su son vrai nom et comme tout le monde l'appelait ainsi, je n'ai jamais cherché à le savoir. Son fils unique avait été tué en Russie dans la grande armée de Napoléon ; sa femme en était morte de chagrin.
Sa seule famille était un petit âne qui le suivait comme un chien et qui semblait le comprendre à la parole. Il n'était pas rare de voir le petit âne ramener le père alors endormi sur son dos lorsqu'il avait abusé de l'absinthe ou du mauvais vin que l'on servait à l'auberge. Un jour il en abusa tellement qu'il ne se réveilla plus. Le petit âne le promena ainsi tout un jour et toute une nuit, empêchant quiconque d'approcher. Au matin on repêcha les corps de l'âne et du père alors dans une rivière qui se trouvait fort loin du village. Je ne sais pas si c'était un accident, mais les bonnes gens ont prétendu que le petit âne avait essayé de réveiller son maître en le plongeant dans l'eau.
Depuis cette histoire, je ne considère plus les ânes comme des animaux stupides. Les hommes qui les battent pour les faire avancer ne les valent pas.
Elle prononce cette dernière phrase dans un souffle et s'endort comme exténuée par l'effort.
- Nous allons la laisser se reposer, dit le père. Ils l'embrassent à tour de rôle et s'éloignent à regret.
Paul se retourne et regarde une dernière fois le drap blanc qui est retombé comme un linceul immaculé.
Dehors il fait maintenant grand soleil, la petite troupe s'avance dans le flot industrieux. Chacun se hâte, l'un pousse sa charrette à bras, cet autre porte une hotte, celui là guide son attelage au travers du flot qui déborde des trottoirs. C'est l'heure où les pièces travaillées la veille sont emmenées vers un nouvel atelier, dans de nouvelles mains à chaque fois plus expertes. Ils restent là avançant lentement, bousculés par la cohue du matin. Paul regarde cette agitation qui lui est devenue étrangère. Hier encore il courrait parmi la foule, insouciant comme eux de la vie et de la mort. Aujourd'hui son monde a changé, il se sent différent, abandonné par tous ces gens qui n'ont que faire de lui, de sa famille et de sa mère. Même le soleil ne partage pas sa peine et donne à toute la vallée la beauté des jours heureux.
- Vous rentrez à la maison, moi je vais à la fabrique pour donner des nouvelles aux grands, dit le père. Les enfants ne disent rien et prennent en silence en direction de La Ferrière.
Il arrive dans la cour de la fabrique et aperçoit Nicolas qui fait ranger le bois à ses tâcherons.
- Bonjour Nicolas,
- Salut Pierre ! J'ai appris pour ta femme. Elle va bien ?
- Elle est à l'hôpital pour l'instant, le médecin ne se prononcera pas tant qu'elle aura de la fièvre.
- Chienne de vie ! Viens je vais te payer un coup.
- Pas maintenant, il faut que je donne des nouvelles aux garçons.
- C'est pas la peine, ils sont partis accompagner le livreur dans sa tournée. Ils ne rentreront qu'à midi. Tu as le temps de venir avec moi, Paulette sera contente de te revoir. Les autres savent ce qu'ils ont à faire, dit-il en désignant les pauvre hères aux bras noueux et à la crasse repoussante qui rangent les stères de bois.
Les deux hommes n'ont que peu de pas à faire tant les bistrots sont nombreux dans le grand village. Régulièrement les bonnes âmes partent en guerre contre ces lieux de débauche qui corrompent les ouvriers et les écartent du Seigneur. D'autres moins désintéressés clament haut et fort qu'il ne faut pas donner d'argent aux pauvres, ils le boivent ! Pour ces gens, les pauvres sont une matière première qu'il faut maintenir en bonne santé et au moindre coût . Les pauvres constituent une main d'œuvre dociles et économique. Une sorte de sous-prolétariat que même les ouvriers méprisent.
L'estaminet se trouve dans une ruelle qui longe la fabrique. La salle est située dans l'entre sol d'une des rares maisons qui ont échappées à l'incendie et il faut descendre trois marches crasseuses pour y entrer. Tout l'intérieur est en bois, du sol au plafond. La tenancière est une grosse femme aux cheveux rares qui trône derrière son comptoir. Elle porte une robe verte qui tombe comme un rideau à la verticale de son opulente poitrine. C'est la seule tache de couleur dans cet univers noirci par la fumée du tabac. Les clients ne sont pas encore nombreux, mais à l'heure de la débauche, la fumée y est si épaisse qu'on y distingue à peine les tables du fond.
Les deux hommes vont directement au bar.
- Tiens un revenant ! Ta femme t'a fait un bon de sortie ?
- Laisse le tranquille, dit Nicolas, sa femme est à l'hôpital.
- Oh, fait excuse. Tiens qu'est-ce que je vous offre pour me faire pardonner.
- Pour moi ce sera un rouge, dit Pierre,
- Une petite absinthe, comme d'habitude, demande Nicolas.
- Et qu'est-ce qu'elle a ta femme ?
- Un mauvais accouchement, le bébé était mort depuis plusieurs semaines.
- Ah les femmes on a pas de chance ! Non seulement il faut travailler dur comme vous autres, mais en plus on a nos trucs et on doit faire des gosses. Heureusement, moi j'ai passé l'âge. Le moule est cassé mais j'ai encore la salle de jeu ! dit-elle en finissant sa phrase d'un rire gras et entendu. Puis plus sérieusement
C'est Heintz qui la soigne ?
- Oui.
- C'est un bon médecin, un buveur d'eau, mais c'est un bon médecin. J'ai bien connu…. S'en suit toute une conversation de bar où la tôlière raconte ses malheurs et ceux de ses clients. Son monologue soûle presque autant que les tournées qui défilent au rythme des habitués qui arrivent à l'approche de midi. C'est justement la sirène de la fabrique qui arrache des deux compères au comptoir du bistrot maintenant bondé.
- Aller, au revoir les gars, dit la tenancière, et reviens quand tu veux Pierre, la maison est toujours ouverte, en souvenir du bon vieux temps.
Bon vieux temps ! Se dit Pierre dans sa tête maintenant embrumée par l'alcool. Une époque où il dépensait sans compter lors de ses sorties de célibataire fortuné. L'alcool et les femmes de l'auberge rouge lui laissaient des souvenirs à la fois heureux et honteux. Sa rencontre avec Marie avait mis fin cette vie insouciante que d'autres qualifieraient de débauchée. Il sent bien que si elle devait partir, il n'aurait pas la force de résister et retournerait noyer son chagrin dans ces bas fonds pour ne plus jamais en sortir.
L'air de l'extérieur le dégrise un peu et il retourne avec Nicolas à la fabrique où attendent les deux adolescents revenus de leur tournée des sous-traitants. François et Claude sont assis dans un coin du réfectoire, à l'écart des autre apprentis qui se chamaillent et s'amusent bruyamment.
Ils les regardent arriver, les yeux pleins d'appréhension. Sans attendre, le père répond à leur question silencieuse :
- Rien de nouveau, elle a toujours de la fièvre, mais elle nous a parlé. Elle vous embrasse bien et vous demande de ne pas vous inquiéter.
- Qu'a dit le docteur ? dit François.
- On ne l'a pas vu, mais il a dit qu'il passerait ce soir.
- Qu'est-ce qu'elle a dit d'autre ? dit Claude.
- Elle a raconté une histoire de petit âne à Paul puis elle s'est endormie. Nous ne sommes restés que cinq minutes.
Ces nouvelles les rassurent à peine, mais l'espoir est encore permis.
- Ca va aller mieux, ne vous inquiétez pas, surenchérit Nicolas. Demain vous pourrez la voir. J'en ai parlé au patron qui est d'accord pour vous libérer l'après-midi, après le ramassage.
Cette nouvelle a le don d'éclairer leurs visages et de soulager leurs cœurs lourds d'angoisse.
- C'est vrai Monsieur Nicolas ? dit François.
- Aussi vrai que je vais vous secouer si vous arrivez en retard après le sonnerie d'une heure. Avec une joie non dissimulée, les deux enfants s'empressent d'avaler leurs casse-croûtes avant la sonnerie fatidique. Les laissant là, leur père s'éloigne en compagnie de Nicolas, le dos tourné afin qu'ils ne voient pas le doute s'installer dans ses yeux.
Loin des regards son ami le prend par les épaules.
- Ne t'inquiète pas, le docteur Heintz est le meilleur du canton. Elle est dans de bonnes mains.
- Si elle devait passer je ne sais pas ce que je deviendrai.
- Il n'en est pas question, je te dis qu'elle va aller mieux. C'est du solide les Francomtoises j'en connaissais une qui prenait dix amants dans la nuit et fallait pas lui en promettre. Pierre sourit devant la bienveillance bourrue de son ami. Il regrette de l'avoir délaissé durant toutes ces années de bonheur avec Marie.
- Merci Nicolas pour tout ce que tu fais pour nous.
- Je t'ai déjà dis que nous sommes presque cousins. Tu ferais la même chose pour moi si j'avais besoin. Je n'oublie pas nos virées où tu payais toujours ma part quand j'étais apprenti et sans le sou. On a bien rigolé à l'époque.
- On était jeune et sans soucis, aujourd'hui c'est différent, j'ai ma famille.
- Moi je n'ai pas changé, un peu plus rond peut-être, mais toujours partant. Je n'ai pas envie de m'encombrer avec des gosses et une femme pour faire plaisir au Pasteur. J'ai peut-être des enfants, mais personne n'en a déposé sur mon pas de porte. Bon, il faut que j'y retourne. Je vais voir si mes fainéants ont bien rangé le bois. La dernière fois le tas a failli s'écrouler sur la contrôleuse des boîtes qui était venue me voir, dit-il en lui faisant un clin d'œil. Les deux amis se séparent après avoir échangé une poignée de main.
Il y a des moments où l'on regrette d'avoir négligé les amitiés trop faciles ou encombrantes, c'est presque de la culpabilité que d'avoir fait preuve d'autant d'ingratitude. C'est dans cet état d'esprit que Pierre reprend la route de la ferme en se jurant de ne plus négliger son ami de toujours. Les sirènes sonnent la reprise d'une heure alors qu'il arrive à peine à la sortie de la ville. Des retardataires accélèrent le pas et l'un d'eux le bouscule en s'excusant à peine. Cette intrusion dans son monde le sort de sa torpeur. Il réalise que ses pas l'ont conduit instinctivement devant l'ancienne ferme de ses parents. Elle est toujours aussi imposante que dans ses souvenirs ; avec ses bâtiments immenses, sa maison de maître et sa grande cour pavée. Il y revoit encore toute l'agitation et le tumulte provoqués par l'arrivée des troupeaux. A la grande époque, c'était plus de cent bêtes qui arrivaient tous les mois sous la conduite des vachers. Ces derniers vivaient avec les animaux, l'hiver dans un coin d'étable, l'été dans les pâturages. Combien de fois ne les avait-il pas accompagnés dans leur migration à jurer comme eux, loin des réprimandes maternelles pour des jurons indignes d'un fils de bonne famille. Bien que n'étant pas de haute extraction, ses parents voulaient être irréprochables et en faisaient parfois trop. Tous les dimanches le pasteur était invité à leur table. Même lorsqu'il ne pouvait venir, son couvert était mis et sa place restait vide. Cette atmosphère puritaine l'étouffait à un tel point qu'il s'empressait d'enfreindre à la moindre occasion les sacro-saintes règles parentales.
Peut-être était-ce à cause de cette rigueur qu'il avait fréquenté trés tôt tous ceux que la morale condamnait. A commencer par Nicolas, l'éternel célibataire, et d'autres beaucoup moins recommandables...
Tous ses souvenirs relégués au plus profond de lui-même revenaient en force maintenant que sa femme était entre la vie et la mort. Secouant ses doutes comme un chien mouillé , il reprend le chemin de la ferme où l'attendent les enfants pour le déjeuner. Paul est devant la porte de la grange et regarde son père arriver.
- Dis Papa, quand est-ce qu'elle va rentrer?
- Je ne sais pas mon chéri, le médecin va venir nous voir ce soir. C'est à lui qu'il faudra poser la question. Vous avez mis la table ?
- Oui tout est prêt, Je suis allé chercher des œufs dans l'étable, mais la fouine est encore venue. J'en ai trouvé des cassés.
- Sale bête, je mettrai un piège ce soir. Aller, viens rentrons, vous devez avoir faim. L'omelette et les pommes de terre ont tôt fait de rassasier les ventre affamés. Annette range la table et embauche Marinette à la vaisselle. Paul et son père restent seuls dans la cuisine.
- Maintenant que tu as fini l'école, qu'est-ce que tu veux faire?
- Devenir fermier, comme toi.
- Non, ça c'est pour me faire plaisir. J'ai bien vu que tu avais entendu ma conversation avec Monsieur Tissot. Qu'est-ce que tu veux faire vraiment ?
- J'aimerai bien continuer à aller à l'école, mais à la grande. A celle là je m'ennuie. On revoit toujours la même chose.
- J'ai bien réfléchi. Je ne peux pas te payer la grande école de Neuchâtel. Par contre je peux aller voir Monsieur Ribert le maître horloger qui cherche un apprenti. Il te logera et te fera prendre des cours à leur école. Tu reviendras tous les dimanches.
- Je ne verrai plus maman tous les jours ?
- Elle viendra te voir, sois sans crainte, en plus elle connaît bien Monsieur Ribert. Je suis certain qu'elle sera d'accord.