Huitième lettre Prassane
L'aphorisme
Texte de Désiré
Boulet
Dénèbe le 25 India année 153 ap-hyper
Chère
sœur d'incubat Je n'ai plus de contact avec les forces Solariennes depuis leur
cuisante défaite face aux Prassiens. Chaque jour je regarde le ciel sans nuages
de Dénèbe dans la crainte d'y apercevoir les nefs ennemies. Le temps passe,
morne et chaud, mais rien de tel ne s'est produit. Voici maintenant six décades
que je suis arrivé et l'angoisse des premiers jours a disparue. J'ai l'impression
d'être oublié, oublié par ce conflit dont je suis à l'origine.
Dés l'annonce de notre défaite, je suis allé voir le représentant Dénébien pour l'informer de la situation. A ma grande surprise ce dernier était déjà au courant de nos déboires. Devant ma surprise, il m'a dit que l'information venait des veilleurs. Pendant ma précédente visite j'avais appris que ces veilleurs étaient des sortes d'ermites retirés du monde. Comment ces êtres isolés de tout avaient-il pu avoir connaissance d'évènements se déroulant à deux parsecs de ce système ? J'ai essayé d'avoir des explications, mais mon interlocuteur n'a pas voulu répondre ou n'a pas compris mes questions. Il m'a simplement dit que notre défaite était logique et que si nous ne prenions garde notre passé allait nous détruire. Intrigué j'ai insisté au risque de dépasser les limites protocolaires. Loin de se fâcher, il a souri et m'a dit : " Ex nihilo nihil ". Mon bio-implant est resté muet un moment avant de traduire cette langue qui n'était pas du Dénébien mais du Latin ! Cette langue que l'on parlait sur Terre, il y a six mille ans, sur les côtes de la méditerranée ; à l'époque où cette mer était encore ouverte sur l'océan ! La traduction donne à peu près ceci : " Rien ne vient de rien ".
J'ai fait appel à mes circuits neuros, mais aucune occurrence n'a été trouvée. J'étais complètement démuni face à cet énigme. Il ne me restait plus que mon cerveau pour conceptualiser tous ces paramètres, autant dire rien. Devant ma mine désemparée, mon interlocuteur a simplement ajouté : " Apprenez à vous poser les bonnes questions et vous trouverez seul les réponses " Les bonnes question? Habituellement le sélecteur bâtit les questions en fonction des paramètres logiques et les fournit au solveur qui y répond par ordre de probabilité. Là toute notre technologie était dépassée, mes calculateurs étaient étrangement muets, pas même un bruit de fond, pas une seule équation résiduelle. Seul mon cerveau semblait sortir de sa torpeur en m'envoyant des informations aléatoires. Par habitude je rejetais ces données, mais je dus bien reconnaître que c'était le seul organe cognitif qui fonctionnait encore. Le représentant se leva, me signifiant que l'entrevue était terminée. La promiscuité liée à ma présence commençait à lui peser.Comme appelé par je ne sais quel moyen, le véhicule pédestre vint me chercher et me ramena à ma bulle dégravitée. Je ne te l'ai pas encore dit, mais les ingénieurs Dénébiens m'ont construit une habitation où la gravité est similaire à Vénus. Grâce à ce moyen je supporte bien mieux maintenant mon séjour sur cette méga-planète.
Dés mon retour je suis allé interroger les banques de données de mon vaisseau posé à proximité. Voici les information que j'ai obtenue : Ex nihilo nihil : aphorisme résumant la philosophie de Lucrèce et d'Epicure, rien n'a été créé, mais tout ce qui existe existait déjà en quelque manière de toute éternité. Hélas, c'est tout ce que j'ai pu tirer du cerveau du vaisseau, les aphorismes ne servent pas dans les calculs de sauts dans l'hyperespace, ces données étaient là par hasard. Essaie de te renseigner sur Lucrèce et Epicure afin de m'envoyer des informations complémentaires. J'en suis réduit pour l'instant à faire des extrapolations avec cet aphorisme et le fait que notre défaite était prévisible. Je laisse pour l'instant l'énigme du Latin et celui des veilleurs sinon ma raison n'y résistera pas.
Après plusieurs jour de méditation devant le communicateur Dénébien dont est équipée la bulle, je commence à concevoir une explication. Ce n'est pas encore la réponse, mais mon cerveau " sent " que je suis sur la voie. Je suis bon pour le reconditionnement lorsque j'écris des choses pareilles, comment un organe cognitif pourrait-il sentir ! Enfin, c'est une sensation que je ressens et je n'ai pas d'autres mots pour la définir. Voici donc mon intime et inexplicable explication. Rien ne vient de rien, tout ce qui arrive était prévisible… Aussi loin que je me souvienne, aussi loin que nos archives remontent, notre espèce a opposé un contraire aux évènements, elle a même poussé à l'extrême ces contraires. Contre la pluie elle construit des abris, puis elle contrôla les précipitations, puis enfin les utilisa comme un arme de domination. Lorsqu'il fit froid , elle utilisa le feu, puis contrôla l'énergie nucléaire pour en faire aussi une arme redoutable. Les biotechnologies empruntèrent le même chemin. La psychologie, les neurosciences, bref la liste serait interminable. Notre technologie est donc née de ces contraires avec nos cerveaux instrumentés, notre système sanguin saturé de nanomachines, nos organes inusables et même notre Empire Galactique donne dans la démesure.
Tous nos conflits ont pour origine cette opposition, le bien contre le mal, la pauvreté contre la richesse, la civilisation contre la barbarisme, l'Empire Américain contre les insoumis. Le germe de notre destruction est dans ces contraires, dans notre incontrôlable soif de contrer toutes choses à l'excès. Notre pire ennemi ce n'est pas les Prassiens, mais nous-même. Telle est la terrible leçon que j'ai comprise ici.
Que Sol rayonne pour toi.
Mont-esquieux Ton frère.